Former une jeunesse laïque: les amicales entre éducation et civilisations des loisirs
Ni dans les études sur l’histoire de l’éducation populaire, peu défrichée il est vrai, ni dans celle des loisirs, ni dans celle de l’école n’apparaissent les mouvements de l’éducation postscolaire, dont les amicales forment l’armature, sinon sous quelques allusions rapides. Or, si le Front Populaire reste la période bénie de l’émergence politique de l’Education Populaire, il n’est pas inutile de rappeler que la génération au pouvoir en 1936-37 a été porteuse d’idéaux portés bien avant elle par les éducateurs de la Ligue de l’enseignement et traduits en partie par les amicales.
Les missions que se sont données les amicales, la culture qu’elles veulent promouvoir, les cérémonies auxquelles elles participent dessinent les contours d’une oeuvre de mission. Elles oeuvrent en terrain hostile, largement occupé par des oeuvres religieuses. L’Eglise et ses réseaux structurés constituent pour les militants laïques un danger sans cesse dénoncé. Si on ne prend pas en compte la confrontation des premiers aux seconds, le sens de l’action des amicales laïques se perd dans un horizon apaisé qui édulcore la réalité. Réussites, tâtonnements, échec, adaptations, cette histoire est loin d’être linéaire même si les valeurs fondamentales qu’elle promeut ne varient guère – liberté et patrie – mais dont les choix et méthodes doivent s’adapter à leur public. Diffuser, dans un esprit nouveau, une culture savante et artistique auprès des adolescents, mais aussi prendre en compte leurs demandes spécifiques, c’est ce double mouvement dont témoigne l’histoire des amicales laïques, non sans adaptation parfois douloureuse pour les militants.
1.Une mission ambitieuse: compléter l’éducation du futur citoyen
Le souhait profond du fondateur de la Ligue de l’enseignement en 1866, on le sait, est que l’enseignement laïque forme des citoyens lucides, capable d’exercer leur droit de vote en toute conscience. Mais l’oeuvre créée par Jean MACE n’en a pas terminé avec le vote des lois scolaires des années 1880. Elle ressent la nécessité d’élargir ses missions dès les années 1890. Aussi lance-t-elle en 1894 un appel aux forces républicaines en faveur de la création d’amicales qui seront chargées de compléter l’éducation des adolescents. La France, ses grandes villes surtout, se couvrent de ces associations, mais la Grande Guerre casse tout un élan, qui ne reprend que difficilement. A Lyon, où le mouvement laïque est fortement encouragé par la mairie, les amicales prospèrent et atteignent vers 1930 un point d’apogée.
A. L’appel de la Ligue de l’enseignement en 1894
Les amicales et l’ensemble des oeuvres postscolaires sont nées d’un constat: les insuffisances de l’école primaire et en particulier d’un âge limité à 13 ans. Si l’école doit offrir l’accès égalitaire au savoir, il s’avère vite que ses moyens restent trop limités pour fournir à chacun le bagage intellectuel nécessaire à l’exercice de ses droits. « L’égalité civile conquise en 1789 n’était que la préface de l’égalité politique et du suffrage universel, le suffrage universel exigeait l’instruction universelle. Celle-ci n’est rien si l’éducation morale et civique ne le vient pas compléter et rendre féconde ». Une dizaine d’années après la mise en place de l’école, Jean MACE en appelle à nouveau à l’initiative privée pour poursuivre l’oeuvre scolaire. La Ligue voudrait, déclare-t-il, « de l’école jusqu’à l’entrée au régiment assurer à l’adulte les connaissances acquises pendant l’enfance, diriger leur perfectionnement professionnel, enfin munir le jeune homme trop tôt livré à lui-même, des solides principes qui sont indispensables aux citoyens d’une démocratie« .
Léon BOURGEOIS dénonce l’absentéisme scolaire et réfléchit à la réforme des méthodes pédagogiques. En 1894, alors qu’il vient de succéder à Jean MACE à la tête de la Ligue, il reprend les mêmes thèmes et, constatant que l’Etat ne peut faire plus, il en appelle à l’esprit solidariste de tous les républicains. L’appel qu’il lance au congrès de la Ligue à Nantes en 1894 marque la naissance des petites A, ou amicales d’anciens élèves de l’enseignement primaire ou primaire supérieur, destinées à parfaire la formation des adolescents. Pour Agnès THIERCE, cet appel est un « événement majeur dans l’histoire de l’adolescence ». Il marque, selon elle, le début de la dédramatisation du regard porté sur l’adolescence. Nous verrons qu’effectivement les militants laïques, à la différence des éducateurs – catholiques souvent – des internats, ou des premiers médecins psychologues ont une vision très sereine de cette classe d’âge. Toujours est-il que le congrès de NANTES illustre un phénomène classique: il rend lisible et encourage un mouvement à l’oeuvre depuis quelques années. La première association d’anciens élèves de l’école primaire serait née au MANS en 1869 et à PARIS, la première amicale serait celle de la rue d’Aligre, fondée en 1892.
Que demande-t-on à ces associations ? Si l’on en juge par les publications d’Edouard PETIT, inspecteur général de l’Instruction publique et grand défenseur des amicales laïques, qui écrit en 1910, leurs missions sont extrêmement lourdes et variées. Il en voit trois auxquelles elles pourraient contribuer.
En premier lieu, elles pourraient aider à lutter contre l’analphabétisme, les illettrés se comptant encore par milliers un quart de siècle après l’application des lois scolaires. On sait effectivement que, sans avoir été nécessairement illettrés, beaucoup d’élèves quittaient l’école sans le certificat d’études primaires. Les amicales pourraient aussi, dans le contexte de la crise d’apprentissage, « revendiquer l’honneur de régler cette question si importante du préapprentissage » pour éviter les déceptions du choix d’un métier opéré au hasard. Elles pourraient aussi affiner les goûts, en particulier lutter contre la trivialité des spectacles populaires. Plus concrètement, il leur assigne trois objets: la récréation (concerts, spectacles, promenades), l’instruction prolongée (par des cours variés), et la coopération.
On soupçonne ainsi, vu l’immense champ d’action qui leur est ouvert, que les amicalistes ont présenté des visages différents selon les régions, les besoins locaux, les choix des militants. La coopération donne naissance à des activités spécifiques, mutualité scolaire et pastorales forestières dans certaines régions rurales (Ain, Ardèche). Mais les amicales ont encore fort à faire. Elles sont mobilisées pendant des décennies pour poursuivre l’oeuvre de l’école au-delà de la limite légale. Au moment même où le terme de la scolarité est fixé à 14 ans, sous le Front Populaire, le Réveil du Rhône, journal du groupement de défense de l’enseignement laïque du Rhône écrit encore : « nous entrons dans une période où nous voulons créer la vraie démocratie, faire que le peuple puisse voir clair, décider, agir. Cela suppose non seulement l’éducation rudimentaire qui lui était avarement donnée mais une éducation civique beaucoup plus complète, à la fois physique et morale et d’esprit moderne. Or, on ne peut y songer dans le cadre étroit de l’école enfantine qui n’est pas faite pour cela. C’est à des jeunes gens de 14 à 20 ans que doit s’adresser cette nouvelle culture , qui est proprement l’enseignement du second degré pour la masse… Il n’est pas question de remettre les jeunes travailleurs à l’école jusqu’à leur majorité. Il faut inventer un type (d’intervention) qui associe les efforts de l’Etat, des syndicats ouvriers et des oeuvres laïques d’éducation ». Si, en 1936, les oeuvres laïques ne sont plus les seules à se voir reconnues dans le champ du postscolaire, leur rôle n’a pas disparu pour autant. Autour d’elles, le noyau des intervenants s’est élargi, en particulier à l’Etat, mais leur place est toujours reconnue…
B. Une mobilisation des élites républicaines urbaines
L’appel de Léon BOURGEOIS au congrès de NANTES de 1894 n’a guère dû surprendre les militants laïques lyonnais. En 1897, le nombre d’amicales atteint la trentaine. Georges Aveyron, directeur de l’école annexe d’instituteurs a l’idée de les fédérer. Et en mai 1899, la jeune fédération organise le premier congrès régional qui regroupe plus de 300 sociétés. Tout aussi précoce que Lyon, Roubaix dispose aussi d’une fédération en 1897. Au cours de la première décennie du XX° siècle, le mouvement de création des amicales s’amplifie, entraînant la tenue , en 1910, au HAVRE, de leur premier congrès national. Celui-ci accueille 2000 délégués représentant 1100 amicales, venues de France ou d’Algérie. Les délégations de Lyon, de St Etienne et d’Amiens, issues de fédérations riches et puissantes, sont particulièrement nombreuses.
Le pays compte alors 6000 associations encadrant un million de jeunes filles et de jeunes gens. Même si ce chiffre paraît insuffisant à Edouard PETIT, qui déplore que cinq millions d’anciens élèves échappent encore, il révèle une forte capacité de mobilisation du milieu laïque. En quinze ans, il est parvenu à regrouper un gros pourcentage de la jeunesse d’un pays qui ne disposait jusqu’alors que d’un encadrement catholique. On sait combien l’Eglise avait su réagir à la laïcisation de l’école publique en fondant des oeuvres de jeunesse solidement encadrées par le clergé et les mouvements d’action catholiques.
Si les instituteurs constituent les cadres du mouvement des amicales, ils bénéficient aussi de l’appui des anciens élèves des écoles primaires, qui, devenus adultes, viennent consacrer du temps aux adolescents de leur groupe scolaire. L’élan des deux premières décennies se casse en 1914. L’histoire des amicales a failli disparaître sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Le vivier de recrutement de l’encadrement des amicales était le même que celui des régiments. Au lendemain de la guerre, le mouvement laïque est en perte de vitesse et les amicales sont passablement désorganisées. De trente-deux amicales fonctionnant à Lyon en 1914, seules dix ont repris leur activité en 1919. La ville de Lyon est à l’image du mouvement laïque national. La Ligue de l’enseignement est complètement désorganisée. Jusqu’en 1925, elle traverse une longue période d’inertie. Elle a cessé d’être une grande fédération de toutes les oeuvres scolaires et postscolaires de France.
2. De la culture de l’esprit à la culture sportive
Pour les militants de l’esprit laïque, le premier objectif de la culture est de diffuser l’esprit critique et l’esprit de liberté.
A. Tout pour la culture
La volonté de permettre à tous l’accès à la culture est un impératif qui mobilise en permanence les responsables des amicales. Toutes leurs actions tendent à l’émancipation des jeunes filles et des jeunes gens du peuple par la réflexion. Ils placent très haut la barre de leurs exigences, se montrant fidèles à la formule d’Edouard HERRIOT: « Il ne faut jamais abaisser son enseignement si l’on parle devant le peuple. La culture agit par ascendant ».
Aussi les amicales, lancées par la Ligue, commencent-elles comme celle-ci l’avait fait à Metz à la fin du Second Empire, à promouvoir la lecture.
En 1929, les bibliothèques de l’ensemble des amicales du département du Rhône comprennent plus de 20000 volumes.
Encourager l’expression orale des adolescents est une autre de leurs missions. On sait que pour Jean ZAY, cet apprentissage de la parole faisait encore trop défaut dans la formation scolaire: « L’écolier apprend à lire, à écrire, à compter, à raisonner, non à parler », constatait-il en 1943. Les amicales laïques, elles, ont tenté de combler cette lacune. Le jeune citoyen – et le moins jeune – doit savoir lire, rédiger et s’exprimer.
B. Prudence face aux activités physiques
Si les amicalistes diffusent avec passion la culture de l’esprit, de la sensibilité et … de la maison, tant aux filles qu’aux garçons, en revanche, ils répugnent quelque peu à l’éducation du corps. Ils n’abordent qu’avec circonspection ce champ nouveau pour les éducateurs, et distinguent très clairement et en permanence, la gymnastique du sport. La gymnastique laïque, contrairement à celle des patronages catholiques, est égalitaire et accessibles aux filles comme aux garçons.
Au lendemain de la première guerre mondiale, la réticence des autorités laïques s’étend au sport. Le pacifisme des milieux laïques explique en partie un revirement profond. Alors qu’en 1914 on encourageait à pratiquer le sport: football, course à pied, cyclisme, etc … dans les années 20, l’encouragement au sport ne fait plus partie de l’oeuvre éducative. La rupture de la Grande Guerre n’a pas eu pour seule conséquence de porter atteinte à la vitalité des organisations laïques, elle a profondément altéré leur conception de la patrie et des relations internationales. Les instituteurs, profondément pacifistes, sont révulsés par les exaltations de la force physique. Le sport devient pour eux l’expression de la guerre dont ils veulent enfouir le souvenir.
Pourtant, au sein des amicales, la demande se fait pressante pour les activités sportives et l’appel de la Ligue de l’enseignement à Strasbourg en 1927 entraînant la fondation de l’UFOLEP (Union Française des Oeuvres Laïques d’Education Physique) permet d’entériner la reconnaissance de la demande des adhérents. En 1929, quatre amicales à Lyon pratiquent le basket et la fédération intègre un challenge de basket à ses concours annuels.
3. Cérémonies et divertissements
A. La fête civique de la jeunesse
Dès la fondation de la III° République, les enfants commencent à être intégrés dans les célébrations festives. L’expérience la plus emblématique est celle de la Société des fêtes d’enfants du pasteur Sabatier-Plantier, qui, à partir de Montauban et d’Alès , organise la participation d’enfants à la fête nationale du 14 juillet.
Sans citer tous les précédents de la fête lyonnaise, rappelons l’initiative des francs-maçons des loges de la région parisienne qui instituent une fête annuelle de l’adolescence pour combler le vide laissé par l’absence de célébration de la communion solennelle. Ou celle de la mairie de Paris qui organise une fête de l’adolescence en 1899, qui attire au bois de Boulogne « sans cabotinage, sans nul recours à des artistes en vogue » quelque 12000 personnes dont 6000 adolescents. La Ligue lance, elle aussi, une fête nationale en 1903. Apparaissent ainsi, étroitement liés, les motifs de la fête: mise en valeur des générations nouvelles, instauration de rites de passage, réjouissances publiques.
La fête civique de la jeunesse, organisée pour la première fois à Lyon en 1906, est encore plus ambitieuse. Elle s’inscrit dans la filiation des fêtes révolutionnaires de la jeunesse, célébrées à Lyon et dans toute la France, les 10 germinal an VI et an VII. Cent ans plus tard, la fête civique de la jeunesse mobilise la jeunesse des amicales autour d’un spectacle et lui demande un engagement public et solennel. En outre, elle instaure un cérémonial durable, qui se pérennise jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. Elle est destinée à impressionner l’assistance et elle y parvient. Ferdinand BUISSON, présent en 1922 le reconnaît: « je ne crois pas avoir souvent éprouvé une émotion plus profonde que celle qui m’a pénétré dans cette fête lyonnaise; je n’ai jamais vu ce que je viens de voir ».
B. Les fêtes de la jeunesse
Les années trente voient s’opérer un déplacement des enthousiasmes en faveur de manifestations de plein air, que les autorités développent au nom de l’hygiène et de la nécessité de renforcer « la race » française. Edouard HERRIOT, maire de Lyon, en liaison avec le professeur Latarjet fonde, en 1921, l’Institut d’éducation physique, ce qui favorise la diffusion de la gymnastique dans la jeunesse. Les responsables des amicales en sont soulagés. L’intervention de la gymnastique dans le cadre scolaire les décharge en quelque sorte de cette démarche. En 1926 se déroule la 48° fête fédérale des sociétés de gymnastique de France regroupement plus de 20000 gymnastes, qui démontre la valeur de l’éducation physique et la force du mouvement laïque. Les exercices de gymnastique plaident en faveur d’une force pacifique, qui exalte la paix et non la violence sportive. Le stade de Gerland à Lyon, alors le plus grand de France, est le théâtre d’une expression pacifique et laïque, d’où émerge la figure de la femme et de l’homme de demain, formés par l’école laïque, bien dans leur corps, gracieux et en bonne santé. Les amicales ont été des foyers de l’intégration des filles.
C. La remise de prix annuels
Si la fête civique renoue avec les cérémonies révolutionnaires, la remise des prix annuels entretient une des formes traditionnelles de la vie scolaire. Plus modeste, mais objet d’une mobilisation en profondeur, elle couronne les meilleurs candidats des amicales , organisant une émulation entre les adolescents, à titre individuel, mais aussi permettant la naissance d’une identité locale. Chaque année, le compte-rendu de la cérémonie mobilise quelque trente pages du Bulletin de la fédération des oeuvres laïques. Cette démarche fait école. En 1929, la fédération havraise, celles des départements de la Somme et de la Seine commencent à organiser à leur tour des concours. La fédération de la Loire a l’intention de le faire en 1930. L’expérience lyonnaise aurait ainsi précédé de quelques décennies d’autres expériences similaires.
Le premier des concours est un concours de diction, auquel participait treize amicales eut lieu le lundi 23 juin 1902. En 1921, année de la reprise de l’émulation entre amicales, sont organisés des concours de diction, de lecture expressive, d’élocution, de rédaction, de comédie, de chant, de chansonnettes, de piano, flûte, clarinette, de cuisine, raccommodage et repassage, de tir et de boules- tradition lyonnaise oblige.
Edouard HERRIOT le redit à la fête civique de la jeunesse en 1947 » La tyrannie, ne l’acceptez jamais de personne, de qui que ce soit, préservez toujours dans l’accomplissement de votre devoir, votre liberté morale, votre liberté personnelle. Nous vous avons enseigné, à l’école laïque, d’être des hommes, des êtres humains qui pensent par eux-mêmes. Je vous conjure de ne jamais aliéner cette liberté ». Faut-il rappeler qu’en 1940, le gouvernement a supprimé d’un trait de plume toutes les organisations laïques.